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FRAGILE
La voiture frôlait un long mur élevé que la curiosité ne nous poussait pas à questionner. Derrière ce mur, s'étendait un fleuve. Porto Alegre, la grande ville du sud du Brésil, avait osé tourner le dos à l'eau, et montrait alors peut-être son insolence envers la nature de son pays et son désir d'Europe. A l'intérieur de la voiture, une voix très aiguë s'élevait sur des rythmiques pop. Matheus nous avait invité en ville pour y donner une projection, dans une ancienne usine reconvertie en centre d'arts. C'était dans sa voiture, sur une vieille cassette repiquée, que pour la première fois on entendit ce chant. La réaction première fut de ramener cette voix à une femme, à Rita Lee, la chanteuse de Os Mutantes à la fin des 60s et de l'âge d'or du tropicalisme brésilien. Mais il n'en était rien - c'était bien la voix d'un homme, le chanteur d'un groupe que Matheus appelait 'Secos & Molhados' - sec et mouillé.
Ce groupe culte au Brésil n'avait jamais connu l'export que ses prédécesseurs eurent, et pourtant leurs deux uniques albums de 73-74 méritaient bien toutes les louanges du monde. La légende dit que Kiss leur avait piqué leurs maquillages de scène, ce qui n'est qu'a moitié vrai puisque les deux groupes ont simplement eut la même idée au même moment. Seulement, il n'est jamais venu en tête à Kiss de porter plainte contre Secos & Molhados.
Rio de Janeiro, deux semaines plus tard. Ney Matogrosso a conservé sa voix, ses postures scéniques superbes et si gays (on ne peut s'empêcher de penser à un Freddie Mercury qui se produirait solo à 60 ans), mais son audience a bien vieilli - dans cette espèce d'affreuse salle de congrès comme elles pullulent désormais au Brésil, sous étendard d'une marque de téléphonie ou chose du genre, le public se compose plutôt de grands mères encore charmées par la vitalité du castrat brésilien. Les jeunes que l'on croise ici ou là vouent pourtant un grand respect à Ney, mais peu l'écoutent vraiment. Il a fait carrière en solo, sans jamais se fourvoyer mais sans non plus se risquer trop à briser son image.
L'homme est fragile il faut dire. D'une grande douceur aussi, lorsqu'il nous reçoit dans son appartement surplombant la plage d'Ipanema, pour simplement parler. Un singe en cage au milieu de la pièce, diverses peintures de divers gouts sur les murs, des espadrilles au pied et ce quasi-tremblement dans sa façon de s'exprimer. Nul besoin de dire que la perspective de se retrouver à chanter en acoustique, sans beaucoup d'accompagnement ni barrière scénique ne l'enchante guère. Qu'est ce qui le convainc au final? Je ne sais, probablement notre insistance d'ingénus et celle d'amis musiciens pour faire le pont.
Rendez-vous était pris sur les hauteurs de Santa Teresa, dans une grande maison appartenant à une amie en commun, pour le rassurer. Le tournage était fixé à 16h, lui est arrivé à l'heure, et nous très en retard. On revenait d'un autre tournage à Copacabana chez Elza Soares, la légende de la samba carioca qui comme toute légende arriva en retard de deux heures. Toute notre journée en était bousculée, mais qu'importe, le temps. Ney ne nous en tint pas rigueur, ou en tout cas le cacha bien. Cela importa semble t'il par contre à son pianiste, dont l'énergie était si négative qu'elle irradiait l'espace entier. Des insultes partirent très vite pour un rien, une bagarre eut presque lieu, et le voilà qui s'en va, renvoyé sur un coup de tête.
Ney Matogrosso sembla alors tourner livide. Son pianiste était son musicien principal, et il n'avait amené que lui et un autre ami violoncelliste sur le tournage. La fureur était dans l'air, et on s'apprêtait à s'excuser du dérangement et à annuler purement et simplement la session. Mais les amies présentes, musiciennes et grandes fans de l'homme à la voix de femme, le convainquent alors de jouer ses morceaux en voix et violoncelle seuls. Ce qu'il n'avait évidemment jamais fait jusqu'ici, et ce qu'il ne pensa pas pouvoir faire jusqu'au dernier moment. Dans quelle galère s'était t'il fourré! devait t'il se dire.
Mais les chansons furent superbes et lui joua le jeu, grand comédien pris dans le film de sa vie, à peine troublé par une camera qui doit d'habitude garder ses distances.
Le soleil tombait sur les hauteurs de Rio. Ney s'en alla doucement, sans même dire au revoir. Inutile de voir cela comme un manque de politesse, c'est bien plutôt sa belle fragilité qui le ramenait dans des quartiers plus rassurants.
released January 1, 2012